De passage dans la capitale des Gaules avant Roland-Garros, Félix Auger-Aliassime s’est confié un long moment sur sa façon d’appréhender sa jeune carrière et les émotions qui l’accompagnent. A 18 ans, deux ans après ses débuts à l’Open Sopra Steria, Félix est un joueur différent… mais toujours le même garçon simple et abordable. Interview.

Tu passes à Lyon, mais tu n’es plus tout à fait le même qu’il y a un an… Tu sens que le regard des gens a changé ?

Oui, mais je le vis assez bien. Je travaille fort, ce sont des moments qui sont magnifiques, uniques dans la vie d’un joueur. D’autant qu’on ne sait jamais combien de temps ça peut durer ! J’essaie d’en tirer de l’énergie positive et de rester le même. Quoi qu’il se passe dans ma carrière, dans ma vie, je veux rester la même personne, fidèle à moi-même, bien dans ma peau… C’est ce que j’ai réussi à faire jusqu’à présent, j’espère continuer ! Ce qui est surtout sympa en revenant ici, c’est de revoir les gens du club, ceux avec qui tu as passé un bon moment, avec qui tu as joué… Eux voient mon évolution depuis deux ans, c’est drôle !

Tu as un souvenir de ta première belle émotion tennistique ?

J’avais gagné l’Open Super 12 d’Auray à 11 ans. C’est ma première grande émotion sur un court. J’avais gagné des tournois dans ma province, au Canada, mais là, c’était la première fois que je voyageais à l’étranger, seul, sans mes parents, qu’avec mon entraîneur et d’autres jeunes. Finalement, je gagne le tournoi alors qu’il y a tous les meilleurs de moins de 12 ans au monde… C’est la première fois que j’ai senti que j’avais gagné un gros titre. Après, mon premier titre à l’Open Sopra Steria, c’est dans le Top 3 : un premier Challenger pour un jeune qui arrive sur le circuit, c’est un signe qu’il y a une graine qui est bonne et qu’il y a probablement un bon potentiel. Avec ce titre, je pouvais dire à mes parents : « Bon, je crois que ma carrière commence à se lancer tranquillement ! » Il y a quelque chose à faire (rires) !

« C’est un engagement total de mon temps, de mon âme »

Après ta victoire à l’Open Sopra Steria l’année dernière, tu avais filé à Blois où tu avais atteint la finale. Dès ton départ, le soir, tu étais hyper concentré sur la suite…

C’est ce que je fais depuis tout jeune et c’est la façon de se donner la meilleure chance d’y arriver. Victoire ou défaite, c’est de continuer à faire les bonnes choses, à garder les bonnes habitudes, continuer la routine qu’on a tous les jours… Le plus haut niveau est tellement compétitif qu’il ne faut jamais s’arrêter, toujours remettre le couvert, retourner travailler. Après, l’année dernière, j’avais besoin de victoire, c’était un chouette moment ici, mais j’avais encore plus envie de confirmer les semaines suivantes… Le tournoi, l’année dernière, garde un goût spécial, parce qu’il m’a lancé une belle série, c’était un beau tremplin.

Tu en profites quand même ?

Bien sûr que j’en profite, c’est le fruit de mon travail et ce que je rêvais de faire, là où je voulais arriver… Mais il y a une réalité : cet état de concentration est nécessaire pour performer au mieux. Il faut ce côté instinctif, je dirais. Et un investissement total dans ce que je fais tous les jours. Depuis le début… J’ai décidé que le tennis serait ma vie. Ce sport est un engagement total de mon temps, de mon âme, de tout… C’est vraiment un truc profond. A chaque fois que je vais sur le court, c’est un peu une mission, il n’y a pas de retenue là-dessus. J’essaie de rester dans le présent et de concentrer toute mon énergie du moment sur ce que j’ai à faire.

Tout va si vite… Tu n’as pas peur, des fois, que tout s’arrête, qu’on te secoue l’épaule en te disant « eh, oh ! réveille-toi, Félix ! » ?

Oh non, ce serait trop dommage (rires) ! Tout va vite, mais tu te souviens d’où tu viens, ce que tu as parcouru… On a chacun notre timing, notre parcours, mais j’ai travaillé, j’ai vécu des moments plus difficiles… Je suis chanceux de pouvoir m’engager sur le circuit dès mon jeune âge, de vivre de très bons moments. J’en suis conscient, mais, malgré ma précocité, il y a une logique derrière le parcours que j’ai eu. Je n’ai jamais essayé de brûler des étapes, d’aller plus vite que la musique. J’ai fait ce que j’avais à faire chaque jour et c’est ce qui m’a permis, au final, de progresser plus rapidement que la moyenne.

L’émotion au tennis, c’est aussi la défaite, comme celles que tu as vécues face à Isner, Medvedev ou Rafa…

Chaque défaite est différente et dure à avaler. Certaines plus que d’autres… Contre Medvedev (NDLR : 3-6 6-4 7-6 à la Coupe Rogers, en août 2018), c’était très difficile. J’étais à la maison, à Toronto, c’était la première fois que je pouvais percer un peu dans un tableau de Masters 1000. Isner est très crève-cœur dans le genre (NDLR : 7-6 7-6 à Miami, en mars 2019). Je sers pour les sets deux fois avec la perspective d’une finale face à Roger… J’essaie de travailler sur ma façon de réagir à la défaite, comme à la victoire. Qu’il n’y ait pas de trop grande différence entre les deux. Ne pas m’emballer si je gagne ; ne pas perdre le cap et m’affoler si je perds. Sur le terrain, la faute est toujours difficile à vivre… Clairement, le tennis est un sport compliqué, un sport de frustration. Tu rates énormément et, même quand tu prends un coup gagnant, c’est peut-être que tu n’as pas joué assez long… Tu peux te faire des reproches en permanence. Et tu es seul avec toi-même, sur le court, pour gérer cette frustration.

« Ne pas m’emballer si je gagne ; ne pas perdre le cap si je perds »

Mais tu relativises quand tu perds ?

Je pense qu’il ne faut jamais supporter de perdre… Et la frustration, de toute façon, tu ne peux pas t’empêcher de la ressentir. Mais, avec le temps, années après années, il faut s’armer et prendre des repères pour gérer ces moments tranquillement. Curieusement, moi, en match, j’ai plus de facilité à accepter de perdre un point : il y a un combat, un adversaire qui peut bien jouer, donc j’accepte la confrontation. Il s’agit de trouver des façons d’atteindre une finalité, la victoire. Et, pour ma part, le meilleur chemin de la victoire, c’est de rester serein et calme. C’est comme ça que je me donne les meilleures chances de gagner. C’est parfois plus compliqué à l’entraînement, parce que j’essaie d’être en contrôle de ce que je fais, de bien répéter mes gammes… Ne pas arriver au résultat que je recherche à l’entraînement, ça me frustre beaucoup. Je suis un peu perfectionniste aussi, ça doit jouer…

Tu as parfois peur de décevoir les gens ?

Non. Le plus difficile pour moi, ce serait de décevoir ma famille. Ils sont toujours derrière moi, victoire ou défaite, ils donnent tout… On vit parfois de très bons moments ensemble, mais aussi de très durs. Alors l’idée de les décevoir, eux… Ce serait difficile à vivre. Mais l’attente qui sort de mon cercle familial, je n’en tiens pas trop compte. Positivement, comme négativement. C’est une erreur qu’on fait souvent, je trouve : prendre ce que la vie extérieure nous apporte de positif et refuser en bloc ce qui l’est un peu moins. Non, il faut être objectif. Ou tu prends tout le temps et le positif, et le négatif, ou tu ne t’en occupe pas. J’essaie de ne pas trop écouter lorsqu’on me dit que je joue bien, que c’est beau ce que je fais… Mais je ne suis pas non plus atteint par le reproche. Relativiser le compliment, relativiser le reproche (rires) !

C’est plus stressant de monter sur une scène pour jouer du piano, à Monte-Carlo, ou de défier Nadal à Madrid, sur le Central ?

Ah (rires) ! C’était difficile, le piano… Vachement plus difficile (rires) ! Tu es entraîné pour le tennis, tu peux jouer devant 10 ou 15 000 personnes, c’est une habitude que tu finis par prendre. En revanche, tu joues du piano devant 100 personnes et, tout d’un coup… tu as un stress que tu n’as jamais connu avant (rires). Mais tu relèves le défi ! Et c’était bien de le faire, parce que c’est important de vivre d’autres moments. Les grands matchs, les Centraux, c’est mon plus gros kiffe, je vis pour ça, je m’entraîne pour ça et c’est mon rêve depuis tout jeune… Alors affronter Nadal devant son public, c’est plus génial que stressant !

Ce match contre Rafa… Cela devait être un truc de dingue ?

Là, ouais (sourire)… Tu te prépares pour le match comme d’habitude, normal. Et puis, après, en arrivant sur le Central, tu réalises que c’est impossible de te préparer pour ça. Il faut vraiment juste le vivre. C’est un moment complètement unique. D’avoir un stade rempli comme ça… le bruit que ça a fait quand Rafa est rentré… c’est un truc que tu n’as jamais connu avant ! Ça m’a un peu surpris et ça m’a mis le sourire, la banane. Je me suis dit : « Waouh, c’est fabuleux ! Ce que tu vis en ce moment, c’est complètement fabuleux ! » Je suis là, je regarde les tribunes autour, il y a un public de rêve, il y a Rafa à deux mètres…

“Je suis là, je regarde les tribunes autour, il y a un public de rêve, il y a Rafa à deux mètres…”

Tu sens la différence avec ces joueurs-là ?

Sur le court, tu leur donnes une ouverture, ils la saisissent direct, ils te mettent la tête sous l’eau et ils te la maintiennent jusqu’au bout. Pour Rafa, il y a la qualité de ses frappes évidemment, mais surtout sa présence, la concentration qu’il a sur chaque point. Il te met une pression qui est unique en son genre.

L’émotion sur le court, c’est aussi la question des blessures : on sait que tu as eu un petit souci de santé à l’US Open (il avait dû abandonner au 1er tour face à Shapovalov à cause d’un problème au coeur)…

J’ai eu une intervention l’année dernière, donc, normalement, c’est un souci qui est mis de côté et qui ne devrait pas revenir. C’était un moment très difficile, on ne va pas se mentir. Jouer un premier Grand Chelem, avec ta famille dans les tribunes… Tu visualises le match, comment tu pourrais gagner… Et puis tu dois arrêter après trois sets. C’était vraiment un moment compliqué…

Ce problème est vraiment derrière toi ?

Oui, c’était de toute façon un truc que je connaissais. Cela ne m’a pas inquiété outre mesure. J’étais surtout déçu et frustré ! Heureusement, j’arrive souvent bien à rebondir et à passer à autre chose… De toute façon, la blessure n’est jamais facile à accepter. Une défaite, au moins… tu t’es donné la chance. Alors que, ne même pas avoir cette chance d’être sur le terrain… C’est compliqué. L’impression que tu as du temps à rattraper, que tu as la pression… Mais il faut en passer par là pour prendre de l’expérience et progresser

Et la grave blessure, comme Del Potro a pu en avoir, c’est un truc qu’on a toujours dans un coin de la tête quand on est joueur de haut-niveau ?

Non, il ne faut pas en avoir peur. On ne peut pas toujours vivre dans la projection (rires) ! Il faut visualiser de bonnes choses, rester dans le positif. Et, à la fin, prendre plaisir avec ce que l’on vit, profiter et persévérer !

“L’une des pires choses qui puisse nous arriver, c’est de nous mettre des limites”

Tu prends beaucoup de recul sur ta situation ; c’est une question d’éducation ? Entre ton père, né au Togo, ta maman canadienne, tu as grandi dans un cadre multiculturel…

Oui, sûrement, cela vient aussi de mes racines familiales, des valeurs que mon père nous a transmises. C’est une ouverture d’esprit importante qui m’amène à relativiser… J’ai une chance énorme. Ça me touche beaucoup, parce que je vois parfois des choses que je ne trouve pas justes… C’est difficile d’aider tout le monde, mais je peux au moins commencer avec ceux qui m’entourent. Je pense qu’il faut tirer le maximum de ce que la vie nous offre. Mon père en est un bel exemple : quand je regarde d’où il vient et où il est arrivé… C’est fort.

Tu te fixes des limites ?

Pas de limites. Non. Je pense qu’une des pires choses qui puisse nous arriver, c’est de nous mettre des limites. Il n’y en a pas, les tout meilleurs l’ont prouvé. Qui pouvait penser qu’ils allaient gagner autant ? Ce qui est fabuleux dans ce sport, c’est qu’il y a toujours place à l’amélioration, à faire mieux. Je me lance chaque jour vers cet objectif, je reste dans le présent, sans limites. Tranquillement.

Rémi Capber